Cours de Droit - Partie I - Notion de Droit - PDF
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Université de Neuchâtel
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Ce document présente une introduction à la notion de droit. Il explore différentes définitions du droit en détaillant les règles qui régissent les relations sociales, en particulier le caractère officiel et contraignant du droit. Il aborde aussi la distinction entre le droit et d'autres types de règles.
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La notion de droit 29 Partie I La notion de droit 3. La première partie précise la notion de droit en recourant à plusieurs méthodes. Le chapitre 1 propose d’abord une définition (N 4 ss)....
La notion de droit 29 Partie I La notion de droit 3. La première partie précise la notion de droit en recourant à plusieurs méthodes. Le chapitre 1 propose d’abord une définition (N 4 ss). Le chapitre 2 décrit ensuite les finalités du droit (N 41 ss). Les chapitres 3 et 4 proposent enfin quelques délimitations (N 98 ss) et distinctions (N 124 ss). Chapitre 1 Une définition du droit 4. Définir, c’est formuler en une proposition le genre – c’est-à-dire la catégorie supérieure plus générale – auquel appartient le concept à expliciter, ainsi que sa différence spécifique, c’est-à-dire ce qui le singularise par rapport aux autres concepts faisant partie du même genre. 5. Le droit appartient à la catégorie plus générale (genre) des « ensembles de règles régissant les relations sociales » (1.1 ; N 6 ss). Parmi tous les concepts appartenant à ce genre, le droit se caractérise (différence spécifique) par son caractère officiel et contraignant (1.2 ; N 17 ss). La combinaison du genre et de la différence spécifique permet de proposer une définition (1.3. ; N 40). 1.1 Le genre : un ensemble de règles régissant les relations sociales 6. Le genre des « ensembles de règles régissant les relations sociales » présente deux caractéristiques : un ensemble de règles (A ; N 7 ss) régissant les relations sociales (B ; N 10 ss). A. Un ensemble de règles 7. Selon le dictionnaire, une règle est une « formule qui indique ce qui doit être fait dans un cas déterminé »50. Cette définition s’applique non seulement aux règles de droit, mais aussi aux règles d’un jeu, aux règles sportives, aux règles de politesse et de bienséance, etc. Il est cependant révélateur de noter que le concept « droit » vient de directum, qui signifiait en bas latin l’instrument avec lequel on trace des lignes droites, la règle (cf. ég. Recht en allemand, diritto en italien, right en anglais)51. 8. Toute règle revêt en principe les quatre propriétés suivantes52 : - Elle est générale. Elle s’adresse à un nombre indéterminé de personnes. - Elle est abstraite. Elle s’applique à un nombre indéterminé de situations concrètes. La règle de droit, générale et abstraite, se distingue des décisions concernant des cas particuliers, qui sont individuelles et concrètes, et qui peuvent être prises par l’autorité chargée de l’application des lois sans qu’elle doive disposer d’une compétence législative ou réglementaire. Toutefois, la frontière entre règle de droit et décision administrative est parfois difficile à tracer53. Exemple : La nature des signaux de circulation illustre cette difficulté. Ils ont une portée à la fois générale (s’adressant à un nombre indéterminé de personnes) et concrète (concernant un 50 LE ROBERT DICO EN LIGNE, définition de « règle ». 51 GERMANN, p. 20 s. 52 MALAURIE/MORVAN, N 49 ss ; MALINVAUD, N 37 ss ; LE ROY/SCHÖNENBERGER, p. 5 s. ; cf. ég. PESCATORE, N 419. 53 MOOR/POLTIER, p. 201. tronçon de route précis). Du point de vue de la mise en œuvre du droit, ces actes sont assimilés à des décisions (et non à des règles de droit)54. L’art. 4a OCR qui fixe les limitations générales de vitesse est au contraire une règle de droit. Il a une portée générale (s’adressant à un nombre indéterminés d‘usagers de la route) et abstraite (concernant un nombre indéterminé de localités, semi-autoroutes et autoroutes). - Elle est normative. Elle prescrit un certain comportement et indique la plupart du temps ce qui doit être (sollen), et non ce qui est (sein). Elle est fondée sur un jugement de valeur, au contraire p.ex. des lois des sciences naturelles qui résultent de l’observation55. - Elle a un caractère obligatoire. Elle est liée à un phénomène d’autorité et contient une injonction s’imposant à ses destinataires. Il est intéressant de relever que l’adjectif « juridique » vient du latin jus et jubere, qui signifie ordonner56. 9. Vu que le droit appartient au genre des « ensemble de règles », cela signifie que toute règle juridique remplit en principe les quatre caractéristiques susmentionnées. Illustrons cela au moyen de l’art. 20 al. 1 CO. Exemple : Art. 20 al. 1 CO : « 1 Le contrat est nul s’il a pour objet une chose impossible, illicite ou contraire aux mœurs. » L’art. 20 al. 1 CO est une règle générale, car il ne s’adresse pas à Madame X ou à Monsieur Y, mais à un nombre indéterminé de personnes qui concluraient un contrat dont l’objet est impossible, illicite ou contraire aux mœurs. L’art. 20 al. 1 CO est une règle abstraite, car il ne s’applique pas qu’au contrat conclu entre Madame X et Monsieur Y, mais potentiellement à un nombre indéterminé de contrats ayant un objet impossible, illicite ou contraire aux mœurs. L’art. 20 al. 1 CO a un caractère normatif car il indique qu’un contrat devrait avoir pour objet une chose possible, licite et conforme aux mœurs, ce qui n’empêche pas certaines personnes de conclure dans les faits des conventions illicites (p.ex. une vente de stupéfiants). L’art. 20 al. 1 CO a un caractère obligatoire, en ce sens que cette disposition prévoit qu’un contrat ayant pour objet une chose impossible, illicite ou contraire aux mœurs est obligatoirement nul. B. La gestion des relations sociales 10. Le droit appartient à la catégorie des règles régissant les relations sociales. Les relations sociales comprennent les relations entre individus, entre États, entre État et particuliers, entre membres d’une même famille ou d’une association, mais aussi les relations entre usagers de la route, … 11. Cette caractéristique permet d’apporter les précisions suivantes : 12. – Le droit est un ordre destiné aux êtres humains vivant en société. Il est un phénomène de société organisée (ubi societas, ibi jus)57. Il recherche l’équilibre entre les intérêts des divers sujets de droit d’une part et entre l’individu et la société d’autre part. L’environnement – organique ou anorganique – n’est en principe pas sujet de droit, mais uniquement objet de droit58. Les droits de la nature ne sont pas des droits au sens juridique du terme. Il s’agit plutôt d’un appel aux êtres humains à respecter la nature et ses besoins59. Les animaux ne peuvent pas être titulaires de droits. À moins que la loi ne prévoie une règle spécifique, ils sont traités comme des choses (art. 641a CC). Certaines règles permettent toutefois de tenir compte du statut particulier des animaux : ainsi, l’art. 482 al. 4 CC prévoit 54 ATF 112 Ib 249 consid. 2b, JdT 1988 I 205. 55 MATHIS/MEYER, p. 8. 56 MALAURIE/MORVAN, N 3 ; MALINVAUD, N 37. 57 MALAURIE/MORVAN, N 21 s. ; LE ROY/SCHÖNENBERGER, p. 6 ; PESCATORE, N 297. 58 FORSTMOSER/VOGT, § 6 N 12 ; GERMANN, p. 23. 59 FORSTMOSER/VOGT, § 6 N 13. La notion de droit 31 que l’attribution de biens à un animal par disposition pour cause de mort doit être interprétée comme une charge imposant de prendre soin de l’animal. Des évolutions récentes visent toutefois à conférer le statut de sujet de droit à des entités naturelles comme les fleuves. Par exemple, en 2020, un appel à une mobilisation citoyenne a été lancé pour donner la personnalité juridique au Rhône60. 13. – Le droit est un ordre des comportements extérieurs. Il ne régit pas le for intérieur de l’individu, mais uniquement ses relations avec les tiers et avec son environnement. Le droit n’a ainsi pas d’incidence sur la sphère d’autonomie de l’individu, tant que son comportement n’a pas d’effets sur les tiers ou la société61. Parfois, les dispositions intérieures d’un sujet de droit ont tout de même un effet juridique ; c’est en particulier le cas du droit pénal et du droit de la responsabilité civile, tous deux basés sur la notion de faute (N 121)62. 14. – Le droit est un ordre complet. Il concerne potentiellement toute relation sociale et donc tous les aspects de la vie humaine63. Cela ne signifie pas que le droit doive et veuille réglementer tout et n’importe quoi, ni que toute règle juridique s’applique à tous les membres d’une société. Il existe encore des domaines qui ne sont pas appréhendés par le droit (p.ex. le caractère obligatoire d’un rendez-vous fixé entre amis ou l’ordre à respecter dans une file d’attente)64. Ces espaces où le droit est en retrait ont toutefois tendance à diminuer ; aujourd’hui, presque tout phénomène, humain ou naturel, constitue potentiellement un domaine d’intervention juridique (p.ex. le surpoids, la taille des sodas, la présence du loup ou de l’ours en Suisse). L’adage romain « De minimis non curat praetor » (le tribunal ne s’occupe pas de bagatelles) constitue une exception au caractère complet du droit. Il trouve notamment application en droit pénal, où les autorités peuvent renoncer à poursuivre une personne si sa culpabilité et les conséquences de son acte sont peu importantes (art. 8 CPP en relation avec l’art. 52 CP). En droit privé, les tribunaux de première instance doivent en principe traiter toutes les prétentions, quelle que soit leur valeur. Toutefois, le fait de procéder de mauvaise foi, alors que l’intérêt à l’issue du procès est nul ou vise uniquement des fins chicanières, peut être constitutif d’un abus de droit (N 140). En revanche, il est fréquent que la recevabilité d’un recours soit conditionnée à l’existence d’une valeur litigieuse minimum, afin de ne pas surcharger le système judiciaire (N 84 et N 933 ss). ATF 96 IV 21, JdT 1970 IV 107 : Dans cet arrêt, le Tribunal fédéral est saisi d’un recours concernant le vol d’un tape-tapis et se prononce sur ce litige après que deux tribunaux inférieurs se sont déjà penchés sur cette affaire, bien qu’il s’agisse apparemment d’une bagatelle. 15. Dans certains rapports sociaux, les limites entre le droit et le non-droit restent floues. Par exemple, les règles régissant les jeux ou le sport ne sont pas « juridiques », car elles ne concernent que l’activité ludique ou sportive en cours et la sanction qui leur est attachée ne dépasse pas non plus le cadre de celle-ci65 ; elles ne réalisent donc pas le critère de la juridicité (N 17 ss). Exemple : Un tribunal ne peut en principe pas être saisi pour juger de la validité d’un avertissement donné au cours d’un match de football, car la sanction ne dépasse pas le cadre de la partie. 16. Néanmoins, les tribunaux étatiques sont compétents pour apprécier l’admissibilité de décisions d’associations sportives qui dépassent le simple déroulement du jeu et ont une incidence sur la situation juridique des personnes concernées (p.ex. les suspensions pour dopage66) ; par ailleurs, 60 Cf. https://www.rts.ch/info/suisse/11613689-et-si-le-rhone-pour-se-defendre-devenait- une-personnalite-juridique.html. 61 LE ROY/SCHÖNENBERGER, p. 6 ; PESCATORE, N 297. 62 FORSTMOSER/VOGT, § 6 N 6 ss. 63 SCHLUEP, N 78. 64 FORSTMOSER/VOGT, § 6 N 88 ss. 65 KUMMER, p. 35 ss et arrêts de principe ATF 103 Ia 410 consid. 3b et 108 II 15 consid. 3, JdT 1983 I 162. 66 ATF 119 II 271 consid. 3c. Ces décisions relèvent en réalité du droit de l’association. les règles de droit s’appliquent aussi aux activités sportives dont les effets dépassent le cadre du simple jeu. ATF 145 IV 154 : Un joueur de football est condamné pour lésions corporelles simples par négligence pour un tacle dangereux. 1.2 La différence spécifique : le caractère officiel et contraignant (la juridicité) 17. Toutes les règles régissant les relations sociales ne sont pas juridiques. Il s’agit donc de préciser la juridicité en tant que différence spécifique qui singularise les règles de droit au sein du genre plus large (ensemble de règles régissant les relations sociales ; N 6 ss) auquel elles appartiennent. 18. Deux critères sont pertinents : le premier met en évidence le caractère officiel (A ; N 19 s.) des règles de droit, le second insiste sur leur force contraignante (B ; N 23 ss). A. Le caractère officiel 19. Ce critère se fonde sur l’origine de la règle. Pour qu’une règle soit juridique, il faut qu’elle soit édictée (ou reconnue) par un organe officiel de l’État. L’existence d’une règle de droit suppose donc une société organisée. 20. Cette affirmation appelle les commentaires suivants : 21. – Le critère doit être interprété largement. Il faut assimiler aux règles édictées officiellement celles qui sont adoptées par des particuliers ou des organes non officiels en vertu de la liberté accordée par la loi et dont la mise en œuvre est garantie par l’État (p.ex. les contrats, les statuts, les conventions collectives de travail)67. Ce principe est expressément formulé en droit français, où l’art. 1103 CCfr.68 Dispose que « [l]es contrats légalement formés tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faits ». Il faut également reconnaître un caractère officiel aux règles coutumières, qui naissent de l’usage et non d’un acte étatique mais qui font partie de l’ordre juridique (en détail : N 251 ss)69. 22. – Le caractère officiel est typique de la science juridique, sensible au caractère formel des catégories. Pour les juristes, seules les règles présentant ce caractère officiel sont déterminantes. Les sociologues considèrent en revanche que toute norme généralement acceptée, indépendamment de son origine officielle, peut constituer une règle de droit70. B. Le caractère contraignant 23. Ce critère se fonde sur la nature de la règle. Pour qu’une règle soit juridique, il faut qu’elle soit dotée de la force contraignante. Parce que le droit vise à garantir la paix sociale, l’État assure le respect de la règle juridique en l’assortissant d’une sanction pour le cas où elle serait violée71. 24. La sanction est la conséquence attachée à la violation d’une obligation imposée par l’ordre juridique. Elle consiste en un désavantage ou au retrait d’un avantage imposé à la personne auteure de la violation72. 25. On distingue les catégories de sanctions suivantes73 : 26. – Les sanctions directes. Elles permettent la réalisation du droit violé, au besoin par la contrainte étatique. Exemples : 67 FORSTMOSER/VOGT, § 7 N 68 ; LE ROY/SCHÖNENBERGER, p. 6. 68 Code civil français. 69 PESCATORE, N 297. 70 Cf. la synthèse des différentes approches sociologiques in : RAISER, p. 176 s. 71 MATHIS/MEYER, p. 8. 72 RÜTHERS, N 97a. 73 LE ROY/SCHÖNENBERGER, p. 7. La notion de droit 33 Le droit public cantonal prévoit généralement la destruction des constructions non autorisées ou la remise en conformité des constructions qui ne respectent pas les prescriptions (p.ex. art. 46 al. 1 Lconstr.-NE). L’art. 20 al. 1 CO prive d’effet les conventions qui sont illicites, immorales ou impossibles ; par conséquent les actes juridiques accomplis en violation de cette disposition sont inefficaces. La LP permet d’obtenir l’exécution forcée des dettes d’argent ; par conséquent, le débiteur qui n’exécute pas son obligation de payer subira une saisie de salaire si les conditions légales sont remplies. 27. – Les sanctions indirectes. Elles ne réalisent pas le droit violé, mais en assurent le respect ou servent de succédané en cas de violation. Exemples : Les sanctions pénales servent notamment à garantir le respect de la loi par leur effet dissuasif, mais ne permettent pas de rétablir un état conforme au droit en cas d’infraction réalisée. En droit privé, les atteintes à l’intégrité physique d’une personne peuvent donner lieu au paiement de dommages-intérêts (art. 41 CO) au titre de la responsabilité extracontractuelle. Il en va de même en cas d’inexécution ou de mauvaise exécution d’une obligation contractuelle (art. 97 CO). Il s’agit là de succédanés au rétablissement d’une situation conforme au droit. 28. La sanction des règles de droit présente les caractéristiques suivantes74 : 29. – La sanction doit être consciente et organisée. Elle est consciente lorsqu’elle est voulue par la société et déterminée à l’avance. Elle est organisée dans la mesure où la règle de droit prévoit qui est compétent pour imposer une sanction et quelle procédure est applicable75. 30. Les règles non juridiques peuvent également être assorties de sanctions. Toutefois, celles-ci sont la plupart du temps inconscientes, non organisées et moins prévisibles (p.ex. le boycott de fait, la réprobation sociale)76. 31. – La sanction est en principe étatique. Les moyens de contrainte sont en effet réservés aux organes étatiques, tels que les tribunaux et les autorités administratives. On parle du monopole de la force de l’État77. 32. La nature étatique de la sanction connaît aussi des exceptions. Premièrement, la contrainte organisée s’exerce de plus en plus aussi au niveau d’organisations interétatiques (p.ex. l’ONU : art. 39 ss Charte des Nations Unies78) ou supranationales (p.ex. l’UE : art. 101 ss TFUE79). Deuxièmement, le droit autorise, exceptionnellement et à des conditions strictes, les individus à recourir eux-mêmes à la force (Selbsthilfe ; ragione fattasi). Exemple : L’art. 218 CPP80 autorise les particuliers à arrêter provisoirement une personne lorsque l’aide de la police ne peut pas être obtenue à temps, mais seulement si la personne a été surprise en flagrant délit de crime ou de délit, si elle a été interceptée immédiatement après un tel acte ou si la population a été appelée à prêter son concours à la recherche de cette personne. ATF 128 IV 73 consid. 2, SJ 2002 I 511 : La rétention d’une personne soupçonnée d’être l’auteur d’une infraction n’est en principe légitime que si elle se fonde sur un mandat décerné par une autorité compétente. Étant donné qu’un tel mandat ne peut pas toujours être délivré à temps, il est exceptionnellement admis, à des conditions strictes, que des particuliers 74 LE ROY/SCHÖNENBERGER, p. 9 ss. 75 FORSTMOSER/VOGT, § 6 N 32 ; SCHLUEP, N 82. 76 Comp. N 104 et 117 pour les sanctions associées aux mœurs et à la morale. 77 FORSTMOSER/VOGT, § 6 N 39. 78 Charte des Nations Unies du 26 juin1945, RS 0.120. 79 Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, JO 2012/C 326/01. 80 Code de procédure pénale suisse du 5 octobre 2007, RS 312.0. puissent arrêter un suspect (Selbsthilfe ; ragione fattasi). La rétention d’un suspect par un particulier doit alors avoir pour seul but d’éviter qu’il ne prenne la fuite et de le remettre à la police. Dans le cas concret, un particulier avait retenu un voleur pris sur le fait. Le Tribunal fédéral a considéré que le droit à la Selbsthilfe ne justifiait de retenir le voleur que durant le laps de temps nécessaire à la police pour se rendre sur place. Dès lors, en retenant le voleur pour une durée plus longue, le particulier s’était rendu coupable de séquestration au sens de l’art. 183 CP. La vendetta est l’obligation de venger une injure ou un meurtre par le meurtre, qui se transmet de génération en génération dans les familles et dans les clans. Dans ce cas, la sanction est consciente et organisée, mais non étatique. Les règles régissant ces actes de justice privée ne sont pas des règles de droit. 33. Le critère de la sanction appelle encore les commentaires suivants. 34. Premièrement, le caractère contraignant de la règle de droit n’est pas un critère absolu. Toutes les règles juridiques ne sont pas dotées de véritables sanctions81 : 35. – On peut citer le Soft Law en droit international public, qui désigne les règles adoptées entre sujets de droit international public (État, organisations internationales) ne prévoyant pas de moyen contraignant pour assurer leur respect82. Exemple : La Déclaration universelle des droits de l’homme des Nations Unies de 1948 et le Protocole de Kyoto de 1997 relatif à l’émission de gaz à effet de serre83 ne prévoient pas de sanctions en cas de violation des obligations contenues dans ces textes juridiques. 36. – Étant donné que l’État dispose du monopole de la force, le respect des règles juridiques s’adressant aux instances les plus hautes de l’État ne peut parfois pas être imposé par la contrainte étatique. En Suisse, il n’existe ainsi pas de moyen juridique pour contraindre le Parlement fédéral à adopter une loi s’il s’y refuse malgré la base constitutionnelle correspondante84. Exemple : L’art. 121a Cst. féd., accepté en 2014 lors de la votation populaire concernant l’initiative populaire « contre l’immigration de masse », impose le plafonnement du nombre d’autorisations délivrées pour le séjour des étrangers en Suisse. Or cette mesure n’a pas été transposée dans la législation d’application par le Parlement fédéral. Bien que critiquée par les initiants, cette mise en œuvre tronquée ne peut pas faire l’objet d’une sanction. 37. – En droit privé, les obligations naturelles sont reconnues par l’ordre juridique mais dépourvues de sanction étatique. Il en va de même de certains accords quasi-juridiques qui n’ont pas un caractère contraignant. Exemples : Les créances de jeu et de pari ne peuvent pas être déduites en justice parce qu’il s’agit d’obligations naturelles (art. 513 al. 1 CO). Dans un Gentlemen’s Agreement ou une Letter of Intent, les parties déclarent leur intention d’observer certaines règles – notamment dans la négociation d’un futur accord –, mais la violation de telles déclarations ne peut en principe pas faire l’objet d’une sanction. 38. – Au contraire, certaines déclarations apparemment sans force obligatoire et dépourvues de tout caractère contraignant ont quand même des implications juridiques. ATF 131 III 115 consid. 2.2 et 2.3, JdT 2005 I 279 : Le Service de prévention des accidents dans l’agriculture (SPAA) a édité des recommandations pour la détention de chevaux qui indiquent comment la clôture entourant un pâturage à chevaux doit être installée pour minimiser les risques d’accidents. Selon le Tribunal fédéral, ces recommandations, pourtant 81 Comp. GERMANN, p. 28. 82 MALAURIE/MORVAN, N 52 ; PESCATORE, N 298. 83 Protocole de Kyoto à la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques du 11 décembre 1997, RS 0.814.011. 84 FORSTMOSER/VOGT, § 6 N 68 ; GERMANN, p. 28. La notion de droit 35 sans force obligatoire et dépourvues de tout caractère contraignant, concrétisent la mesure de la diligence requise d’un détenteur de chevaux, au sens de l’art. 56 CO. 39. Deuxièmement, le critère du caractère contraignant met l’accent sur le contentieux juridique. En effet, la violation d’une règle de droit peut générer un litige qui doit être résolu par le prononcé d’une sanction. Dans cette perspective, la règle juridique définit, à l’intention du tribunal compétent, la solution qu’il convient de donner au conflit. Toutefois, mettre l’accent sur la sanction tend à masquer le fait que la grande majorité des relations sociales se déroulent sans litige : les justiciables agissent spontanément de manière conforme au droit ; les éventuels litiges ne font pas l’objet d’un procès mais se résolvent naturellement. Le droit produit donc souvent ses effets sans qu’une sanction ne soit prononcée et sans intervention d’une autorité étatique85. Par conséquent, une partie de la doctrine a tendance à substituer au critère de la sanction celui de la justiciabilité. Selon cette approche, une règle est juridique si sa violation peut être soumise à un organe dont la fonction est de résoudre les litiges (p.ex. un tribunal)86. 1.3 La définition proposée 40. À l’issue de la présentation du genre (N 6 ss) et de la différence spécifique (N 17 ss), nous pouvons définir le droit – compris dans le sens de « droit objectif » (N 126) – comme l’ensemble des règles édictées ou reconnues par un organe officiel, qui régissent l’organisation et le déroulement de l’ensemble des relations sociales et dont le respect est en principe assuré par des moyens de contrainte organisés. Chapitre 2 Les finalités du droit 41. Le droit est un ordre normatif. Les circonstances sociologiques, économiques et historiques exercent toutefois une influence sur le droit. Le droit a, à son tour, un effet sur les réalités sociales, économiques et historiques. Il existe donc une interaction entre la réalité et le droit. 42. Le présent chapitre présente les finalités poursuivies par l’ordre juridique. Le droit ne vise pas un seul objectif, mais une pluralité de buts qui ne peuvent être réconciliés que par des compromis. On distingue d’abord des finalités externes du droit, parmi lesquelles la Justice (2.1 ; N 43 ss), l’Équité (2.2 ; N 68 ss) ou l’efficacité économique (2.3 ; N 77 ss). Dans certaines situations, vouloir viser uniquement des finalités externes compromettrait le fonctionnement du système juridique, le rendant trop complexe, inefficace ou imprévisible. Le droit poursuit également certaines finalités internes, destinées principalement à garantir le bon fonctionnement du système. Il s’agit notamment de la praticabilité (2.4 ; N 79 ss), de la sécurité du droit (2.5 ; N 88 ss) et du caractère exécutoire de celui-ci (2.6 ; N 95 ss). 2.1 La Justice 43. Quelles que soient l’époque et le lieu, les sociétés considèrent le droit comme un ordre permettant d’atteindre un idéal de Justice. 44. La Justice est toutefois un concept difficilement définissable (A ; N 45 ss) et à géométrie variable (B ; N 51 ss). En outre, la Justice peut faire l’objet de conceptions opposées : elle peut être commutative ou distributive (C ; N 55 ss), concerner le cas typique ou le cas particulier (D ; N 58 ss), être formelle ou matérielle (E ; N 62 ss). Enfin, la manière d’appréhender le droit injuste constitue un véritable défi pour les juristes (F ; N 65 ss). A. Un concept difficilement définissable 45. Il est difficile de définir la notion de Justice (Gerechtigkeit ; giustizia) et de déterminer comment un ordre juridique doit être aménagé pour être juste. 85 FORSTMOSER/VOGT, § 6 N 63 ; MALINVAUD, N 44. 86 LE ROY/SCHÖNENBERGER, p. 10. 46. Il existe de nombreuses définitions du concept de Justice. La plus connue est probablement celle d’Ulpien : Iustitia est constans et perpetua voluntas ius suum cuique tribuendi87, que l’on peut traduire par « la Justice est la volonté constante et perpétuelle d’attribuer à chacun ce qui lui revient ». 47. Une conception similaire de la Justice, reposant sur le postulat selon lequel tous les êtres humains sont égaux par nature88, est celle de l’égalité de traitement : la Justice exige de traiter de manière égale ce qui est égal et de manière différente ce qui est différent. 48. Cette définition nécessite une concrétisation. D’abord, il faut définir quand deux situations sont égales et quand elles sont différentes. Les distinctions fondées sur la race ou la religion sont en principe interdites par le droit actuel (art. 8 Cst. féd.) et les personnes doivent être traitées de la même manière indépendamment de ces caractéristiques. Les distinctions reposant sur le sexe ont tendance à s’effacer. Exemple : À la suite de l’entrée en vigueur en 2013 des dispositions relatives au nom et au droit de cité (art. 160 s. CC, RO 2012 2569), l’épouse ne prend plus systématiquement le nom et le droit de cité de l’époux89. 49. Ensuite, si l’on arrive à la conclusion que deux situations sont égales, il faut encore décider si le droit exige une égalité absolue ou relative. Exemples : L’interdiction de la discrimination prévue à l’art. 8 al. 2 Cst. féd. pose le principe d’une égalité absolue entre les personnes, indépendamment notamment de leur origine, de leur race, de leur sexe ou de leur âge. Dans une succession, l’égalité entre les enfants de la personne défunte est absolue (art. 457 al. 2 CC). Le droit de vote à l’assemblée générale d’une société est réglé différemment en fonction de la forme juridique concernée. Dans la société coopérative, c’est l’égalité absolue qui prévaut : chaque associé a une voix (art. 885 CO). Dans la société anonyme, c’est au contraire l’égalité relative : les droits de chaque actionnaire sont proportionnels à son investissement financier (art. 661 CO). 50. Enfin, si l’on arrive à la conclusion que le droit doit rechercher une égalité relative (ce qui sera souvent le cas), il faut encore définir le critère approprié pour établir des gradations justes. Exemples : Pour la rémunération des travailleurs, on peut imaginer différents critères. Un système influencé par le libéralisme se basera sur la performance de la personne qui travaille ; un système communiste fixera la rémunération en fonction des besoins. Le système juridique suisse est d’obédience libérale. Néanmoins, certains cantons, dont Neuchâtel, ont introduit un salaire minimum en vue d’assurer aux travailleurs des conditions de vie décentes (art. 34a Cst.-NE90). L’assurance-vieillesse et survivants (AVS) a pour but de couvrir les besoins vitaux de manière appropriée (art. 112 al. 2 let. b LAVS91). B. Un concept à géométrie variable 51. La Justice est un concept non seulement difficilement définissable, mais aussi à géométrie variable. Sa concrétisation varie en effet selon le lieu ou l’époque concernée. 87 Digeste, 1, 1, 10. 88 RAISER, p. 204. 89 Voir la version précédente de l’art. 160 CC, RO 1986 122. 90 Constitution de la République et Canton de Neuchâtel du 24 septembre 2000, RSN 101. 91 Loi fédérale du 20 décembre 1946 sur l’assurance-vieillesse et survivants, RS 831.10. La notion de droit 37 Exemple : Avant 2001, aucun pays n’autorisait les couples de même sexe à se marier. Le droit au mariage pour toutes et tous était reconnu, en 2022, dans une trentaine de pays, essentiellement d’Europe et d’Amérique du Nord et du Sud. 52. Prenons l’exemple du concept d’égalité entre femmes et hommes en Suisse, en illustrant l’évolution de son contenu au moyen de quelques développements légaux et jurisprudentiels depuis l’adoption de la Constitution de 1874 : 1874 : art. 4 aCst. féd. : « Tous les Suisses sont égaux devant la loi. Il n'y a en Suisse ni sujets, ni privilèges de lieu, de naissance, de personnes ou de familles. » 1887 : ATF 13 I 1 consid. 2, JdT 1887 p. 136 rejetant le recours d’une femme contre un arrêt cantonal qui lui interdit de représenter quelqu’un en justice. Le Tribunal fédéral retient que « d'après les conceptions juridiques [à l'époque] dominantes, le traitement inégal des deux sexes en matière de droit public, notamment en ce qui concerne leur participation à la vie publique, ne paraît nullement dénué de tout fondement intrinsèque ». 1923 : ATF 49 I 14, relatif également à la profession d’avocate : « Par suite des transformations d'ordre économique et social qui se sont produites au cours des dernières décades, les femmes ont été obligées d’étendre leur activité à des domaines qui autrefois paraissaient réservés aux hommes et elles y sont mieux que par le passé préparées par leur éducation et leur instruction qui tendent à se rapprocher de celles que reçoivent les hommes. […] La différence de sexe n'est donc plus en elle-même une raison suffisante pour refuser aux femmes l’accès à telle profession déterminée ; on doit encore rechercher si les conditions particulières de cette profession rendent les femmes inaptes à l'exercer. Or tel n'est certainement pas le cas de la profession d'avocat. » dès 1959 : introduction progressive du droit de vote des femmes dans les cantons (dans le canton d’Appenzell Rhodes Intérieures, seulement en 1990 par décision du Tribunal fédéral : ATF 116 Ia 359, JdT 1992 I 98). 1971 : droit de vote des femmes au niveau fédéral. 1981 : garantie explicite de l’égalité entre femmes et hommes dans la Constitution fédérale (art. 4 al. 2 aCst. féd. ; aujourd’hui art. 8 al. 3 Cst. féd.). dès les années 1980-1990 : langage épicène dans le langage juridique et notamment dans les textes de loi (p.ex. art. 176 al. 1 Cst. féd. ; art. 1 al. 1 LRFP92 ou art. 1 al. 1 LLCA93 en allemand). 1996 : entrée en vigueur de la Loi sur l’égalité94. L’art. 3 al. 3 LEg précise que les mesures appropriées visant à promouvoir dans les faits l’égalité entre femmes et hommes (« discrimination positive ») sont admissibles. 1999 : nouvelle Constitution fédérale qui prévoit le droit fondamental à l’égalité à l’art. 8 Cst. féd. et l’égalité entre hommes et femmes à l’art. 8 al. 3 Cst. féd. (« L’homme et la femme sont égaux en droit. La loi pourvoit à l’égalité de droit et de fait, en particulier dans les domaines de la famille, de la formation et du travail. L’homme et la femme ont droit à un salaire égal pour un travail de valeur égale. »). Utilisation d’un langage neutre dans la mesure du possible (p.ex. art. 8 al. 1 Cst. féd.). 1999-2013 : ATF 124 II 436 ; 125 II 530 ; 136 II 393 (arrêts concernant la garantie d’un salaire égal pour un travail de valeur égale, notamment en cas de discrimination indirecte entre une profession typiquement féminine [p.ex. une jardinière d’enfants, une sage-femme] et une profession neutre du point de vue du sexe [p.ex. un instituteur d’école primaire]). Voir ég. ATF 134 V 131 (violation de l’art. 8 al. 3 Cst. féd. par l’art. 22 LAA) ; arrêt du Tribunal fédéral 1C_161/2009 du 3 mars 2010 (invalidation d’une initiative populaire cantonale notamment pour violation du principe de l’égalité) ; ATF 138 II 217, JdT 2013 I 120 92 Loi fédérale du 18 juin 1993 sur la responsabilité du fait des produits, RS 221.112.944 : « Herstellerin ». 93 Loi fédérale du 23 juin 2000 sur la libre circulation des avocats, RS 935.61 : « Anwältinnen und Anwälte ». 94 Loi fédérale du 24 mars 1995 sur l’égalité entre femmes et hommes (LEg), RS 151.1. (réalisation de l’égalité des sexes dans l’application de l’art. 58a LN qui permet de compenser la perte antérieure de la nationalité par la femme). 2013 : entrée en vigueur du nouveau droit de nom et de cité (art. 160 s. CC95). L’époux comme l’épouse conserve son nom lors de la conclusion du mariage. Ils peuvent néanmoins choisir l’un de leurs noms de célibataire qu’ils porteront comme nom de famille commun. Chacun des époux conserve son droit de cité cantonal et communal. Ces dispositions sont également valables pour les partenaires enregistrés. 2014 : entrée en vigueur du nouveau droit de l’autorité parentale (art. 312 CC96). L’autorité parentale est désormais partagée entre les deux parents en principe et non plus attribuée à l’un ou l’autre des parents. La règle selon laquelle si la mère n’est pas mariée avec le père, celle- ci se voit attribuer l’autorité parentale seule est supprimée. 2020 : entrée en vigueur de la modification de la loi sur l’égalité entre hommes et femmes (LEg) : introduction d’une obligation d’effectuer une analyse de l’égalité des salaires dans les grandes entreprises (art. 13a ss LEg97). 2020 : introduction d’un congé paternité payé de deux semaines (art. 329g CO ; art. 16i-16k LAPG98) 99. 2022 : AVS 21 53. Quelques dispositions sexistes subsistent. Exemples : L’art. 59 Cst. féd. astreint les hommes de nationalité suisse au service militaire. Selon la jurisprudence du Tribunal fédéral, l’obligation de payer la taxe d’exemption de servir pour les hommes qui n’accomplissent pas le service militaire ou un service de remplacement ne viole pas le principe d’égalité de traitement100. Les rentes de veuve et de veuf (art. 23 s. LAVS) sont octroyées selon des critères différents. En cas de décès du conjoint, les veuves et les veufs ont droit à une rente s’ils ont un ou plusieurs enfants (art. 23 al. 1 LAVS). Toutefois, les veuves ont également droit à une rente si, au décès du conjoint, elles n’ont pas d’enfant mais ont atteint 45 ans révolus et ont été mariées pendant cinq ans au moins (art. 24 al. 1 LAVS) ; ce droit existe jusqu’au décès de la veuve. À l’inverse, le droit à la rente des veufs présuppose l’existence d’enfants communs et s’éteint dès que le dernier enfant atteint l’âge de 18 ans (art. 24 al. 2 LAVS). Cette discrimination fondée sur le sexe a valu en 2021 à la Suisse une condamnation par la CourEDH en raison d’une violation des art. 8 CEDH (droit au respect de la vie privée et familiale) et 14 CEDH (interdiction de discrimination)101. 54. Le caractère intrinsèquement variable du concept de Justice ne dispense pas le pouvoir législatif d’œuvrer constamment à la production de règles juridiques visant cette finalité. Cette démarche implique un jugement de valeur dépendant de l’environnement spatio-temporel. À une époque déterminée, il existe souvent un consensus sur le contenu minimum d’un ordre juridique juste, appelé Justice matérielle (N 63). Dans les démocraties occidentales contemporaines, on considère que les droits de l’homme, les principes démocratiques et les principes de l’État de droit en font partie. 95 RO 2012 2569. 96 RO 2014 357. 97 RO 2019 2815 98 Loi fédérale du 25 septembre 1952 sur les allocations pour perte de gain, RS 834.1. 99 RO 2020 4689 ; loi 100 TF 3C_170/2016 du 23 décembre 2016 consid. 7.2 ; TF 2C_221/2009 du 21 janvier 2010 consid. 2.1 101 Arrêt CourEDH 78630/12 du 20 octobre 2020 B. contre Suisse. La notion de droit 39 C. La Justice commutative et la Justice distributive 55. Sur la base d’une distinction déjà opérée par le philosophe grec Aristote, on oppose la Justice commutative à la Justice distributive102. 56. La Justice commutative implique un élément de conservatisme. Elle vise une égalité linéaire entre les sujets de droit. Le droit est ainsi un facteur de stabilité : il permet de maintenir l’ordre et la paix dans les relations sociales en prévenant les conflits et, en cas d’échec, en donnant les moyens de les résoudre. L’idéal de Justice part du principe de l’égalité entre tous les hommes et ne confie à l’État que le soin de maintenir le status quo ou de rétablir l’équilibre lorsqu’un déséquilibre survient. Cette forme de justice s’exprime dans les échanges, en particulier économiques. Exemples : La responsabilité civile (art. 41 ss CO) illustre la notion de justice commutative. La réparation du dommage subi vise à remettre la personne lésée dans la situation patrimoniale qui serait la sienne si elle n’avait pas subi de préjudice. La vente donne lieu à un échange de prestations considérées comme équivalentes (prix de vente contre marchandise) ; le droit n’intervient en principe pas dans la fixation du prix, chaque partie étant libre de renoncer à la transaction si elle la considère comme injuste. Il intervient en revanche lorsque l’équivalence n’est pas respectée. Ainsi, si l’objet de la vente présente un défaut, l’acheteur peut notamment exiger la résiliation de la vente ou la réduction du prix (art. 207 CO). Même dans les rapports contractuels impliquant un lien de subordination, l’échange subsiste. Ainsi, le travailleur doit fidélité à son employeuse (art. 321a CO) qui doit, elle, veiller à protéger la personnalité du travailleur (art. 328 CO). 57. Dans la conception aristotélicienne, la Justice distributive tend à attribuer les droits en fonction des mérites de chacun. Ce terme est aujourd’hui compris comme un synonyme de justice sociale et vise une égalité comprise en fonction des besoins de chacun. Le droit est ainsi un facteur d’évolution qui doit promouvoir une plus grande Justice entre les êtres humains en cherchant à supprimer les inégalités actuelles : il ne doit plus se borner à maintenir ce qui est, il doit l’améliorer. L’idéal de Justice correspond à l’absence d’inégalités et part donc du principe que les êtres humains ne sont pas égaux entre eux, en confiant à l’État le soin de corriger la situation par des mesures diverses, notamment juridiques. D. La Justice du cas typique et la Justice du cas particulier 58. L’aspect d’égalité contenu dans le concept de Justice conduit inévitablement à une certaine rigidité du système. C’est notamment le cas lorsque le droit vise une égalité absolue (N 49). Mais même lorsqu’il se contente d’une égalité relative (N 49 s.), les critères de distinction sont de nature générale et font en principe abstraction du cas particulier103. Exemple : Les critères pour l’octroi de bourses d’études incluent les revenus des parents du requérant. Ils seront pris en compte indépendamment de la qualité des rapports qu’entretient l’étudiant avec ses parents. Le fait qu’il soit effectivement en contact avec eux ou reçoive effectivement un soutien de leur part ne joue pas de rôle. 59. Le droit vise en principe la Justice du cas typique (Regelfallgerechtigkeit ; giustizia astratta), orientée d’après l’intérêt général, par opposition à la Justice dans le cas particulier (Einzelfallgerechtigkeit ; giustizia del caso singolo) qui fait intervenir des considérations d’équité et cherche à tenir compte des intérêts particuliers de chacun (N 68 ss). 60. Cela vaut d’abord pour la loi, qui contient des normes générales et abstraites. Dans l’intérêt de pouvoir résoudre de manière efficace un grand nombre de cas (typiques) similaires, on accepte que, dans un cas particulier, les règles de droit puissent entraîner un résultat injuste. Exemple : Dans une succession, chaque enfant de la personne défunte a droit à la même part de la masse successorale (art. 457 al. 2 CC). Il n’est pas tenu compte de la qualité des rapports 102 ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, Livre V, Ch. 6 et 8. 103 FORSTMOSER/VOGT, § 12 N 70. qu’entretenaient les membres de la famille, ce qui peut être perçu comme une injustice dans certaines situations particulières. 61. Cela vaut ensuite pour les tribunaux, qui ne peuvent pas faire des distinctions fondées sur le cas particulier, là où la loi n’en fait point. Lorsque le tribunal est appelé à combler une lacune de la loi (N 705 ss), il doit fixer une règle susceptible d’être généralisée (art. 1 al. 2 CC), qui correspond donc au cas typique104. C’est seulement lorsque la loi l’y invite que le tribunal peut chercher une solution appropriée au cas particulier en tenant compte des circonstances concrètes et en faisant usage de son pouvoir d’appréciation (art. 4 CC). E. La Justice formelle et la Justice matérielle 62. Pour le juriste, le droit doit avant tout répondre à un impératif de Justice formelle (formelle Gerechtigkeit ; giustizia formale). Cela signifie que les normes juridiques doivent être édictées et appliquées selon une certaine procédure. Si cette procédure est respectée, alors la règle de droit est juste. Les exigences de Justice formelle ne disent rien sur le contenu matériel de la Justice105. Exemple : L’art. 75b Cst. féd. limite le taux de résidences secondaires de chaque commune à 20% du parc de logements. Un juriste pourra admettre que cette règle est (formellement) juste parce qu’elle a été adoptée en votation populaire selon la procédure prévue à cet effet, sans se demander si le pourcentage de 20% de résidences secondaires autorisées est (matériellement) juste. 63. La Justice matérielle (materielle Gerechtigkeit ; giustizia materiale) commande que le droit ait un contenu éthique minimal. Aujourd’hui, ce contenu se retrouve notamment dans le chapitre des constitutions modernes consacré aux droits fondamentaux (art. 7 ss Cst. féd.), dans la Déclaration universelle des droits de l’homme des Nations Unies de 1948 et dans la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH)106. 64. La Justice formelle est avant tout un problème de technique juridique, dont l’enjeu est de déterminer si les règles de droit sont adoptées selon une procédure juste, tandis que la Justice matérielle a dans une large mesure une dimension politique, dont l’enjeu est de déterminer si les lois ont un contenu socialement acceptable (p.ex. le caractère juste ou injuste de la peine de mort)107. F. La Justice et le droit injuste 65. Lorsqu’un tribunal chargé de l’application d’une règle de droit identifie son caractère injuste, il doit en principe s’en tenir à ce que commande le droit positif (N 163). Il incombe en effet à l’autorité législative de corriger les lois et non aux juristes chargés de son application (N 701 ss)108. 66. Si, toutefois, un ordre juridique va à l’encontre des valeurs fondamentales de la Justice matérielle (N 63), la question d’un droit fondamental d’opposition doit se poser. Il s’agit du droit – voire du devoir – de tout être humain de s’opposer à une règle insupportable. Exemples : Selon la formule énoncée par le juriste allemand Gustav Radbruch à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, les normes extrêmement et manifestement (matériellement) injustes sont dénuées de validité juridique – même si elles sont formellement correctes109. Le 104 FORSTMOSER/VOGT, § 12 N 75. 105 FORSTMOSER/VOGT, § 12 N 80. 106 Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, RS 0.101 ; FORSTMOSER/VOGT, § 12 N 75. 107 FORSTMOSER/VOGT, § 12 N 82. 108 FORSTMOSER/VOGT, § 12 N 139. Le tribunal peut corriger un oubli de l’autorité législative s’il s’agit d’une lacune (ATF 134 V 131 consid. 5.2 ; cf. N 700 ss). 109 RADBRUCH, p. 105-108. La notion de droit 41 Bundesgerichtshof a notamment appliqué cette formule pour condamner des crimes de guerre commis en application du droit national-socialiste110. Dans un contexte plus récent, la question peut se poser en lien avec l’aide apportée aux personnes migrantes (« délit de solidarité »). En France, l’art. L. 622-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile punit notamment les personnes qui facilitent l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers d’un étranger en France. Dans une décision du 6 juillet 2018 (no 2018-717/718), le Conseil constitutionnel français a retenu que la répression de l’aide au séjour irrégulier, fournie dans un but humanitaire, était contraire au principe de fraternité. Ce principe, énoncé dans la devise « Liberté – égalité – fraternité » a été reconnu pour la première fois dans cet arrêt. Il ne s’agit cependant pas de la reconnaissance d’un droit fondamental d’opposition. 67. Plus généralement, le pouvoir législatif doit édicter des règles visant la Justice matérielle (N 63) s’il souhaite obtenir l’adhésion des sujets de droit. Faute d’approbation citoyenne, les autorités cherchant à imposer des règles contraires au contenu éthique minimal ne peuvent compter que sur l’efficacité de la sanction, ce qui rend leur régime oppressif et autoritaire111. 2.2 L’Équité A. L’insuffisance de la Justice du cas typique 68. Dans l’intérêt de la sécurité du droit (N 88 ss) et de la prévisibilité des conséquences juridiques, nous avons vu que le droit visait en principe le cas typique (N 58 ss). Il fait donc abstraction des spécificités du cas particulier. 69. Lorsque l’on applique la règle générale et abstraite au cas individuel et concret, on ne peut pas exclure que l’exercice débouche sur une injustice112. Il existe en effet des domaines où la vie se présente sous des facettes tellement diverses qu’il faut tenir compte des circonstances du cas particulier si on ne veut pas courir le risque d’aboutir à des résultats inacceptables. C’est dans ce contexte qu’interviennent les considérations d’Équité (Billigkeit ; equità), c’est-à-dire de justice dans le cas particulier113. Saint Thomas disait que l’équité est « ce qui est juste en soi, contre ce qui est juste selon la loi ». L’équité permet donc, dans un cas particulier, de réduire l’écart pouvant exister entre la Justice et la règle de droit visant le cas typique114. 70. Dans certains domaines, la règle de droit intègre directement des considérations d’Équité, parce que l’autorité législative en a décidé ainsi. Exemple : En matière de responsabilité extracontractuelle, l’art. 41 al. 1 CO vise le cas typique et tend à réaliser la Justice dans le cas typique. Cette disposition générale est toutefois nuancée par d’autres règles permettant de tenir compte de considérations d’équité et de réaliser la Justice dans le cas particulier. Ainsi, l’art. 43 al. 1 CO permet au tribunal de tenir compte des circonstances et de la gravité de la faute de l’auteur au moment de fixer la réparation. Dans l’ATF 90 II 9, un adolescent de douze ans avait dévissé les écrous destinés à fixer un pylône de ligne à haute tension, qui était ensuite tombé en raison d’un fort vent. En application des art. 43 al. 1 et 44 al. 1 CO, les tribunaux ont tenu compte de l’âge de l’auteur, pour qui le danger créé par son acte était moins reconnaissable que pour un adulte, et de la faute de la société lésée, dont les ouvriers avaient insuffisamment serré certains écrous, et réduit en conséquence l’indemnité à laquelle l’adolescent a été condamné (consid. 5 à 7). 71. Les tribunaux ne peuvent en principe pas juger en équité lorsque la loi ne leur donne pas de marge de manœuvre sous la forme d’un pouvoir d’appréciation (N 728 ss). Toutefois, même dans les domaines où la loi ne semble pas intégrer des considérations d’Équité, les tribunaux trouvent exceptionnellement des moyens pour s’assurer que la Justice soit réalisée dans le cas particulier. 110 Notamment III ZR 168/50, BGHZ 3, 94 (déserteur fusillé par des membres du Volkssturm dans les derniers jours de la guerre). 111 PESCATORE, N 303. 112 FORSTMOSER/VOGT, § 12 N 142. 113 FORSTMOSER/VOGT, § 12 N 144. 114 TERRÉ/MOLFESSIS, N 64. ATF 126 II 145 consid. 5, JdT 2003 I 70 : Un fugitif juif, qui, durant la Seconde Guerre mondiale, avait été remis aux autorités allemandes à la frontière suisse a ouvert une action en responsabilité contre la Confédération suisse. Les règles sur la péremption avaient pour résultat qu’il ne pouvait plus prétendre à une quelconque indemnité. Étant la partie qui succombait, il aurait normalement dû supporter les frais de justice. Toutefois, au regard des circonstances extraordinaires du cas d’espèce, le Tribunal fédéral a décidé d’appliquer la règle permettant de condamner la partie qui obtient gain de cause à supporter, pour des motifs d’équité, les frais de la partie qui succombe. Ainsi, l’ancien fugitif juif n’a pas obtenu les CHF 100'000.- qu’il réclamait à titre de réparation, mais à titre de dépens115. B. Les bases légales pour la Justice dans le cas particulier 72. La loi autorise les tribunaux à tenir compte des circonstances du cas particulier, lorsque la richesse de la vie ne peut pas être appréhendée de manière raisonnable par des règles juridiques visant le cas typique. Une telle marge de manœuvre permet aux tribunaux de tenir compte d’évolutions futures, notamment dans l’opinion générale (p.ex. l’évolution des montants alloués à titre d’indemnités pour tort moral). Cette technique législative évite aussi de devoir régler tous les détails d’une problématique dans un texte légal116. 73. Le principe général autorisant des décisions en équité figure à l’art. 4 CC, qui prévoit : « Le juge applique les règles du droit et de l’équité, lorsque la loi réserve son pouvoir d’appréciation ou qu’elle le charge de prononcer en tenant compte soit des circonstances, soit de justes motifs ». Le principe du pouvoir d’appréciation fera l’objet de plus amples développements dans la quatrième partie (N 735 ss). 74. En Suisse, le pouvoir législatif, confiant dans l’activité des tribunaux et des autorités d’application, n’hésite pas à faire appel à leur pouvoir d’appréciation. Exemples : En droit privé, il arrive que le tribunal doive décider d’après son appréciation (Ermessen ; discrezionalità ; p.ex. art. 50 al. 2, 52 al. 2 et 163 al. 3 CO), que le sujet de droit doive prendre en compte les circonstances particulières du cas d’espèce (p.ex. art. 3 al. 1 et 2 CC), que la loi permette une résiliation immédiate pour de justes motifs pour les contrats de durée (p.ex. art. 266g al. 1 et 337 al. 1 et 2 CO) ou utilise des expressions ouvertes qui nécessitent une concrétisation en fonction du cas d’espèce (p.ex. art. 125 al. 1 et 2 CC : « entretien convenable », « contribution équitable »). En droit pénal, l’autorité législative a prévu certaines dispositions potestatives (Kann- Vorschriften ; norma potestativa) relatives à l’exécution de la peine (p.ex. art. 37 et 43 CP), utilise des concepts ouverts (p.ex. art. 54 CP : « si l’auteur a été directement atteint par les conséquences de son acte au point qu’une peine serait inappropriée [...] ») ou laisse un large pouvoir d’appréciation quant à la mesure de la peine (p.ex. art. 139 ch. 1 CP : « [...] sera puni d’une peine privative de liberté de cinq ans au plus ou d’une peine pécuniaire »). En droit public, la marge de manœuvre des autorités administratives est souvent plus restreinte, car le principe de la légalité impose qu’elles agissent lorsque la loi le prévoit et qu’elles s’abstiennent en l’absence de base légale. La justice du cas particulier entre néanmoins en considération lorsque les autorités disposent d’un pouvoir d’appréciation pour les conséquences juridiques (p.ex. art. 7 ss LCin117, qui prévoient différentes formes d’encouragement ; art. 40 LConstr.-NE118, qui autorise l’autorité à tolérer certaines dérogations aux règles ; art. 96 al. 1 LEI, qui réserve le pouvoir d’appréciation des autorités en matière de droit des étrangers), ou lorsque la loi contient des expressions indéterminées119. 115Le terme « dépens » vise l’indemnité que la partie perdante doit verser à la partie gagnante et qui correspond aux frais indisendables que le litige a causé à cette dernière (HOHL, TOME II, N 643). 116 FORSTMOSER/VOGT, § 12 N 160 ; MOOR/FLÜCKIGER/MARTENET, p. 736. 117 Loi fédérale du 14 décembre 2001 sur la culture et la production cinématographiques, RS 443.1. 118 Loi neuchâteloise du 25 mars 1996 sur les constructions, RSN 720.0. 119 MOOR/FLÜCKIGER/MARTENET, p. 737 ss ; BK-HRUBESCH-MILLAUER, art. 4 CC N 21 s. La notion de droit 43 C. Les dangers des décisions en Équité 75. Permettre aux tribunaux de juger en équité crée certains écueils. D’une part, le pouvoir des autorités judiciaires s’en trouve accru, ce qui crée le risque de décisions inégalitaires, voire arbitraires et porte atteinte à la séparation des pouvoirs. D’autre part, le système juridique perd en prévisibilité, ce qui nuit à la sécurité du droit (N 88 ss)120. 76. Par conséquent, la Justice dans le cas particulier réalisée au moyen de décisions en équité doit demeurer l’exception et ne trouver application que lorsque l’autorité législative a clairement reservé ce pouvoir. 2.3 L’efficacité économique 77. Certains confèrent au droit un but d’efficacité économique. À cette fin, leur constat de départ est le caractère limité des ressources à disposition. 78. Le but du droit est de favoriser une allocation optimale des richesses permettant de maximiser le bien-être social, l’un des étalons permettant de mesurer l’efficacité économique d’une règle121. Cette répartition optimale est non seulement favorable pour un seul individu mais aussi pour la société, raison pour laquelle orienter un choix juridique sur la base de critères d’efficacité économique tend également à réaliser le bien commun122. Exemple : L’échange rendu possible par les règles contractuelles permet d’optimiser l’allocation des ressources : un bien se retrouve en possession de la personne lui accordant la plus haute valeur subjective, ce qui contribue à maximiser le bien-être social. 2.4 La praticabilité du droit A. La notion 79. Par praticabilité, on entend la qualité de ce qui peut être mis à exécution123. Un ordre juridique juste (N 43 ss), équitable (N 68 ss) ou efficace économiquement (N 77 s.) ne sert à rien s’il n’est pas praticable124. 80. Parfois, il convient de nuancer l’idéal de Justice et de rechercher des compromis pour que l’ordre juridique puisse simplement fonctionner. Il existe ainsi des règles de droit qui visent de manière prépondérante la praticabilité de l’ordre juridique et ne cherchent pas à réaliser la Justice du cas typique ou l’Equité (pour des exemples, cf. N 83 ss)125. 81. Cependant, Justice et praticabilité ne s’opposent pas forcément. Chercher à adopter une règle de droit juste découle ainsi souvent de considérations de praticabilité : en effet, les règles générales visant le cas typique (N 59) favorisent la mise à exécution du droit126. Exemple : Les dispositions légales sur le partage d’une succession (art. 457 ss CC) répondent, par leur aspect schématique et leur solution inspirée du cas typique d’une famille traditionnelle et unie, à un souci de praticabilité. Si les tribunaux devaient à chaque fois établir les quotes-parts des héritiers en fonction des circonstances du cas particulier, les règles de droit des successions ne seraient pas praticables. B. Quelques règles visant la praticabilité du droit 82. Plusieurs institutions juridiques illustrent le fait que le droit favorise parfois des considérations de praticabilité au détriment d’un idéal de Justice. Voici trois illustrations : 120 FORSTMOSER/VOGT, § 12 N 221 s. 121 Cf. COOTER/ULEN, p. 7, 13 s. 122 FORSTMOSER/VOGT, § 12 N 306. 123 LE ROBERT DICO EN LIGNE, définitions de « praticabilité » et de « praticable ». 124 FORSTMOSER/VOGT, § 12 N 278. 125 FORSTMOSER/VOGT, § 12 N 279. 126 FORSTMOSER/VOGT, § 12 N 279. 83. 1° Les règles concernant les délais incitent les justiciables à faire valoir leurs droits dans un certain laps de temps. Les règles sur la péremption (Verwirkung ; perenzione ; p.ex. art. 10 LRFP) ou la prescription (Verjährung ; prescrizione ; p.ex. art. 127 ss CO) empêchent qu’une insécurité juridique subsiste sur l’existence ou l’inexistence d’un droit subjectif (N 127) ou d’un droit d’action (N 900 ss), une fois qu’un certain délai s’est écoulé127. Ces conséquences juridiques peuvent paraître injustes ou inéquitables, mais elles se justifient parce qu’elles favorisent une mise en œuvre efficace du droit. ATF 106 II 134 consid. 2 : Dame S. a travaillé au service de dame C. de 1944 à 1956. Dame S. a ouvert action en 1976 contre dame C en raison d’un dommage consécutif à l’exposition à des radiations ionisantes durant les rapports de service, dommage qui n’est apparu qu’en 1974. Le Tribunal fédéral estime que la créance en dommages-intérêts dirigée contre dame C. est prescrite. En effet, la prescription décennale des art. 127 CO et 60 al. 1 CO court indépendamment de la connaissance qu’a le créancier de son droit. La prescription de dix ans court dès le jour où le fait dommageable s’est produit (art. 60 al. 1 CO) et a pour but d’éviter que le débiteur ne soit menacé de réclamations après un certain délai, et ce dans l’intérêt de la sécurité du droit. Le Tribunal fédéral admet que cette réglementation peut parfois paraître rigoureuse – un autre manière de dire « injuste » ou « inéquitable » ? – pour la personne lésée lorsque la prescription absolue de dix ans intervient avant qu’elle n’ait connaissance de son droit, voire avant la naissance de celui-ci, alors que son inaction ne procède d’aucune négligence. Il n’appartient cependant pas au tribunal de déroger à la loi pour éviter ces conséquences. Arrêt CourEDH 52067/10 et 41072/11 du 11 mars 2014 Howald Moor et autres contre Suisse : De 1965 à 1978, Hans Moor a été exposé à l’amiante durant ses rapports de travail. Il décède en 2005 après une maladie causée par cette exposition et découverte en 2004. Ses filles continuent la procédure entamée par leur père en 2004 contre son employeur et agissent en réparation du dommage. Les tribunaux cantonaux puis le Tribunal fédéral (ATF 137 III 16, JdT 2013 II 315) rejettent l’action au motif que celle-ci est prescrite. En effet, la prescription décennale des art. 127 CO et 60 al. 1 CO court indépendamment de la connaissance qu’a le créancier de son droit. La prescription de dix ans, qui débute le jour où le fait dommageable s’est produit (60 al. 1 CO), a pour but d’éviter que le débiteur ne soit menacé de réclamations après un certain délai, et ce dans l’intérêt de la sécurité du droit. Le Tribunal fédéral admet que cette réglementation peut parfois paraître rigoureuse pour la personne lésée lorsque la prescription absolue de dix ans intervient avant qu’il n’ait connaissance de son droit, voire avant la naissance de celui-ci, alors que son inaction ne procède d’aucune négligence. Cependant selon le Tribunal fédéral, il n’appartient pas au tribunal de déroger à la loi pour éviter ces conséquences. La CourEDH estime en revanche que le droit suisse aurait dû prévoir un délai de prescription adapté aux situations où la personne lésée ne peut avoir connaissance de son dommage qu’après l’expiration du délai de prescription de l’action, notamment lorsque la science démontre qu’une maladie ne peut être connue que plusieurs décennies après l’acte dommageable. Faute de réponse légale adaptée, la personne lésée n’a pas la possibilité de faire valoir son dommage devant un tribunal, ce qui entraîne une violation de l’art. 6 § 1 CEDH qui garantit à tout justiciable l’accès à un tribunal. Le nouveau droit suisse de la prescription est entré en vigueur le 1er janvier 2020128, notamment pour tenir compte de cette jurisprudence de la CourEDH. Les délais de prescription ont été prolongés en cas de mort ou de lésions corporelles. Le délai de prescription relatif est de trois ans dès le moment où la partie lésée a eu connaissance du dommage et le délai absolu est de vingt ans dès le moment où le fait dommageable s’est produit ou a cessé (art. 60 al. 1bis et 128a CO). On peut néanmoins douter de l’efficacité de la réforme129. 84. 2° Les règles concernant l’organisation judiciaire répondent elles aussi à un souci de praticabilité. En matière civile, la justice se compose de trois échelons (Tribunal de première instance, Tribunal cantonal et Tribunal fédéral ; N 946 ss), mais seuls les litiges civils portant sur une valeur litigieuse d’une certaine importance peuvent être portés devant la plus haute instance 127 FORSTMOSER/VOGT, § 12 N 283. 128 RO 2018 5343. 129 Pour une analyse critique voir CARRON, p. 327 ss. La notion de droit 45 (art. 74 LTF130), ceci dans le but de la décharger et de lui permettre de traiter efficacement les affaires dont elle doit connaître. De même, les affaires simples sont souvent traitées par un ou une juge unique, alors que les affaires plus complexes relèvent d’un collège de plusieurs magistrates et magistrats. Tous ces choix, qui pourraient paraître injustes ou inéquitables, relèvent de considérations de praticabilité131. Exemple : Un recours en matière civile au Tribunal fédéral n’est en principe recevable que si la valeur litigieuse (cf. N 785) s’élève au moins à 15 000 francs en matière de droit du travail et de droit du bail à loyer et à 30 000 francs dans les autres cas (art. 74 al. 1 LTF ; ). 85. 3° Les jugements ont un caractère définitif dès qu’un délai de recours est échu sans être utilisé, ou lorsqu’ils ont fait l’objet d’un examen par la dernière instance compétente : ces jugements acquièrent force de chose jugée (N 764 ss). Ceci permet d’éviter qu’un jugement soit éternellement remis en question, même s’il est erroné (et donc injuste ou inéquitable), et traduit un souci de praticabilité132. C. Les limites de la praticabilité en tant que finalité du droit 86. Le principe de la praticabilité atteint ses limites lorsqu’il provoque des résultats choquants du point de vue de la Justice133. 87. La loi prévoit régulièrement des correctifs aux règles visant la praticabilité. C’est notamment le cas pour les trois illustrations développées ci-dessus (N 83 ss) : premièrement, les délais non respectés peuvent être exceptionnellement restitués (p.ex. art. 148 CPC134) ; deuxièmement, le Tribunal fédéral est parfois tout de même compétent, sans que la valeur litigieuse minimum ne soit atteinte (p.ex. art. 74 al. 2 let. a LTF) ; troisièmement, les jugements définitifs peuvent être révisés à certaines conditions strictes (p.ex. art. 121 LTF ; N 938 ss et 1005 ss). Exemple : L’art. 122 let. a LTF permet de demander la révision d’un arrêt du Tribunal fédéral si une violation de la CEDH a été constatée par un arrêt de la CourEDH, qu’une indemnité n’est pas de nature à remédier aux effets de la violation et que la révision est de nature à remédier aux effets de la violation. La CourEDH a constaté dans l’arrêt Emonet c. Suisse une violation par la Suisse de l’art. 8 CEDH (droit au respect de la vie privée et familiale), suite au prononcé d’une adoption de l’enfant d’un concubin qui avait eu pour effet de supprimer le lien de filiation entre la mère et l’enfant. Le Tribunal fédéral a donc admis la demande de révision et annulé son propre arrêt après la décision de la CourEDH (arrêt du Tribunal fédéral 5F_6/2008 du 18 juillet 2008). 2.5 La sécurité du droit A. La notion 88. On peut définir la sécurité du droit (Rechtssicherheit ; certezza del diritto) comme la clarté, la précision et la prévisibilité des conséquences juridiques135. 89. Les règles de droit garantissent parfois la sécurité du droit au détriment d’autres finalités du droit, telles que la Justice ou l’Équité (pour des exemples, cf. N 91 ss). 90. Toutefois, sécurité du droit et Justice ne s’opposent pas nécessairement. Par exemple, le fait que la Justice se concentre sur le cas typique (N 59) favorise la clarté et la prévisibilité des règles de droit, et donc la sécurité du droit. De même, les règles fixant la procédure d’adoption ou d’application d’un texte de loi garantissent à la fois la Justice (formelle, N 64) et la sécurité du droit136. 130 Loi du 17 juin 2005 sur le Tribunal fédéral, RS 173.110. 131 FORSTMOSER/VOGT, § 12 N 307 s. 132 FORSTMOSER/VOGT, § 12 N 306 133 FORSTMOSER/VOGT, § 12 N 309. 134 Code de procédure civile suisse du 19 décembre 2008, RS 272. 135 ATF 115 Ib 238 consid. 5b, RDAF 1992 85. 136 FORSTMOSER/VOGT, § 12 N 315 ss. B. Quelques règles visant la sécurité du droit 91. Plusieurs dispositions et institutions juridiques ont pour but principal de favoriser la sécurité du droit. 92. Premièrement, les institutions favorisant la praticabilité de l’ordre juridique(N 82 ss), tels que délais, l’organisation judiciaire, le caractère définitif des jugements, servent aussi la sécurité du droit137. 93. Deuxièmement, les prescriptions légales de forme ou les règles sur l’entrée en vigueur des lois (publication, pas d’effet rétroactif ; N 580 ss) visent la clarté et la précision, sources de sécurité juridique138. Exemple : L’art. 216 al. 1 CO soumet les ventes d’immeubles à l’exigence de la forme authentique. L’instrumentation de la vente par un acte notarié sert la sécurité juridique à deux égards : d’une part, les parties sont rendues attentives à la portée de leurs engagements ; d’autre part, la conservation du titre est garantie du fait de l’obligation des notaires de constituer des archives de leurs actes (cf. p.ex. art. 87 ss LN-NE139). 94. Quatrièmement, la sécurité du droit exige une certaine stabilité : les règles de droit ne devraient pas changer trop souvent et trop rapidement, même s’il faut suivre l’évolution des mœurs. La constance d’un ordre juridique est un gage de qualité140. 2.6 Le caractère exécutoire du droit A. La notion 95. Le caractère exécutoire du droit signifie que les justiciables peuvent imposer le respect des règles de droit au moyen d’une mise en œuvre efficace. Si ce n’est pas le cas, le droit est alors incomplet (lex imperfecta)141. B. Quelques règles visant le caractère exécutoire du droit 96. Les règles sur les mesures provisionnelles (vorsorgliche Massnahmen ; provvedimenti cautelari ; art. 261 ss CPC) tiennent compte des considérations temporelles, souvent cruciales pour garantir le caractère exécutoire du droit142. Les mesures provisionnelles accordent une importance réduite à l’idéal de Justice (N 43 ss), car elles sont ordonnées dans une procédure sommaire sur la base de la vraisemblance. Pour cette raison, elles ne sont admises qu’à des conditions précises (art. 261 al. 1 CPC) et doivent en principe être validées lors d’une action au fond (art. 263 CPC). Exemple : Une personne qui craint que la parution prochaine d’un livre viole ses droits de la personnalité (art. 28 ss CC) – par exemple parce que l’ouvrage contient des propos portant atteinte à son honneur – peut demander des mesures provisionnelles interdisant provisoirement la publication dans l’attente qu’un tribunal détermine si l’atteinte est effectivement réalisée. 97. Des considérations semblables se trouvent à la base du droit de réponse (Gegendarstellungsrecht ; diritto di risposta ; art. 28g ss CC). L’exercice de ce droit ne nécessite pas de décision judiciaire (art. 28i CC). Le tribunal peut toutefois être saisi en cas de refus du média de publier la réponse ; dans ce cas, le litige est soumis à la procédure sommaire (art. 249 let. a ch. 2 CC) et un éventuel recours n’a pas d’effet suspensif (art. 315 al. 4 let. a CPC). Dans ce système, la mise en œuvre efficace du droit de réponse (finalité du caractère exécutoire) prime la question de savoir si la publication porte effectivement atteinte à l’honneur de la personne qui exerce son droit de réponse (finalité de la Justice). 137 FORSTMOSER/VOGT, § 12 N 319. 138 FORSTMOSER/VOGT, § 12 N 320 et 325. 139 Loi neuchâteloise du 26 août 1996 sur le notariat, RSN 166.10. 140 FORSTMOSER/VOGT, § 12 N 333. 141 FORSTMOSER/VOGT, § 12 N 339. 142 FORSTMOSER/VOGT, § 12 N 342 ss. La notion de droit 47 Chapitre 3 Les délimitations 98. Ce chapitre permet de délimiter le droit (N 40) d’une part, et les mœurs (3.1 ; N 99 ss) ou la morale (3.2 ; N 112 ss) d’autre part. 3.1 Le droit et les mœurs A. La notion de mœurs 99. On peut définir les mœurs (Sitten ; costumi) comme un ensemble de règles régissant les relations dans la société ou dans certains groupes sociaux, sans avoir le caractère officiel et contraignant des règles juridiques143. Exemple : La forme du salut, l’ordre des plats, le style épistolaire sont des règles de mœurs typiques d’une société. 100. La sociologie distingue entre les convenances ou manières populaires (folkways) et les principes populaires (mores)144. Les premières rassemblent les usages, les habitudes composant la vie quotidienne dans un groupe donné. Les seconds comprennent des règles non juridiques généralement reconnues dans un milieu donné et impliquent un élément éthique. Les principes populaires constituent en fait une morale collective, par opposition à la morale individuelle (N 112). B. La délimitation 101. Le droit et les mœurs comprennent tous deux des règles régissant les relations sociales. La frontière entre ces concepts est d’ailleurs fluctuante en ce sens qu’elle peut se mouvoir selon les domaines, les époques ou les lieux. Exemples : Le salut militaire est une règle de droit, alors que le salut civil relève des mœurs. Le commerce de boissons alcoolisées a été prohibé aux États-Unis entre 1920 et 1933. En 1908, le peuple suisse vote l’interdiction de l’absinthe145, qui durera de 1910146 à 2005147. La fumée est aujourd’hui interdite dans les espaces fermés accessibles au public, comme les bâtiments de l’administration et les restaurants, ainsi que dans les espaces qui servent de lieu de travail à plusieurs personnes148, mais pas dans les espaces ouverts. Cette interdiction n’existe que depuis quelques années en Suisse et il y a des États où elle n’est pas en vigueur. 102. Droit et mœurs se distinguent toutefois principalement à deux égards : 103. Premièrement, les mœurs ne sont pas édictées par une autorité officielle impliquant une certaine organisation sociale (comp. N 19 ss), leur origine étant le plus souvent inconsciente et spontanée, car découlant d’un usage qui se perpétue dans un groupe social149. 104. Secondement, les règles relevant des mœurs ne sont pas dotées de la force contraignante (comp. N 23 ss). Une règle de mœurs ne prévoit pas de sanction explicite et précise et celle-ci est le plus souvent inconsciente et désorganisée (p.ex. un boycott de fait, une mise à ban sociale)150. Enfin, il n’y pas d’autorité compétente pour intervenir en cas de litige. 143 Comp. REHBINDER, p. 55. 144 TERRÉ/MOLFESSIS, N 92. 145 FF 1908 IV 733. 146 FF 1910 IV 417. 147 RO 2005 971. 148 Art. 1 al. 1 et 2, art. 2 de la loi fédérale du 3 octobre 2008 sur la protection contre le tabagisme passif, RS 818.31. 149 REHBINDER, p. 15. 150 REHBINDER, p. 15 ; SCHLUEP, N 70. Exemple : Après une consommation au restaurant, il est d’usage de donner un pourboire. Toutefois, le client qui ne laisse rien s’expose seulement au mécontentement du personnel de service ; un tribunal ne condamnerait pas un client à verser un pourboire au personnel de service. C. Les rapports avec le droit 105. Étant donné la proximité entre les deux domaines, les rapports entre les mœurs et le droit sont étroits et nombreux. 106. D’une part, les mœurs influencent les règles de droit de diverses manières, notamment : 107. Premièrement, le droit, principalement privé, reprend des solutions consacrées par les mœurs. Exemple : Le droit de la famille et le droit des successions sont fortement imprégnés des règles de mœurs. 108. Deuxièmement, le droit reconnaît parfois aux mœurs une valeur normative complémentaire à la loi, en se référant aux « bonnes mœurs ». Cette notion englobe les principes moraux élémentaires généralement reconnus dans un groupe de population. L’intégration des mœurs au droit prend notamment les deux formes suivantes. Il existe d’abord la notion de devoir moral (sittliche Pflicht ; obbligo morale) qui est le devoir non imposé par la loi, mais par les mœurs. Le débiteur d’un devoir moral qui s’exécute ne peut ainsi pas récupérer sa prestation (art. 63 al. 2 CO), même si celle-ci n’était pas imposée par la loi (p.ex. soutien d’un proche parent au-delà des exigences légales prévues par l’art. 328 CC). Il existe ensuite la notion de contrariété aux bonnes mœurs (Unsittlichkeit ; contrarietà ai buoni costumi) qui vise un comportement qui, sans être formellement interdit par la loi, est condamné par la morale collective dominante, par le sentiment général des convenances, par les principes et jugements de valeur qu’implique l’ordre juridique considéré dans son ensemble151. Selon la loi (art. 19 s. CO), les obligations contraires aux mœurs suivent le même sort que celles qui sont illicites. Le renvoi aux mœurs permet à l’ordre juridique d’évoluer avec les conceptions de la société sans que cela ne nécessite de changement de la loi. Exemples : Les contrats portant sur la prostitution ont longtemps été considérés comme nuls car immoraux. Dans un arrêt de 2021, le Tribunal fédéral, sans se prononcer lui-même sur la question, relève que la grande majorité de la doctrine, ainsi que le pouvoir législatif fédéral, ne considèrent aujourd’hui plus la prostitution comme immorale152. ATF 123 III 101 consid. 2c, JdT 1997 I 586 : Le fait de monnayer le retrait d’une opposition à un projet de construction est immoral si l’opposant ne cherche pas à compenser un préjudice (p.ex. une perte de valeur de son terrain due au projet de construction), mais que son opposition vise uniquement à faire prendre du retard au projet de construction. 109. D’autre part, le droit influence les mœurs, mais de manière plus modeste. 110. Cette influence peut être directe lorsque l’État veut modifier de manière contraignante certaines mœurs. Exemples : Les règles militaires sur l’uniforme et le salut (art. 58-59 du Règlement de service de l’armée153) résultent de la volonté de l’État d’imposer certaines règles sociales dans l’armée. Des tensions peuvent survenir entre les mœurs locales et celles d’autres cultures. Le 7 mars 2020, le peuple et les cantons suisses ont accepté en votation populaire l’initiative « oui à l’interdiction de se dissimuler le visage »154, qui vise implicitement à interdire le port du voile intégral en public. Dans son message relatif à l’initiative populaire et au contre-projet 151 ATF 129 III 604 consid. 5.3. 152 ATF 147 IV 73 consid. 7.1. 153 RS 510.107.0. 154 FF 2019 2931. La notion de droit 49 indirect préparé par l’administration fédérale, le Conseil fédéral souligne l’importance que revêt le fait de montrer son visage dans l’interaction sociale155. 111. Cette influence peut être d’autre part indirecte lorsque des règles de droit édictées dans un autre but ont des répercussions sur les mœurs et certains aspects de la vie sociale. Exemple : Les règles de droit fiscal ont des incidences sur la planification successorale, sur le lieu de résidence des individus ou sur leur statut matrimonial. 3.2 Le droit et la morale A. La notion de morale 112. La morale (Moral ; morale) se définit comme l’ensemble des règles, exprimées par référence à l’idée que chaque individu se fait du Bien, qui régissent le comportement individuel des êtres humains (morale individuelle)156. 113. Par extension, on peut aussi définir la morale comme les règles de bonnes mœurs découlant du comportement imposé par la morale (morale collective, par opposition à la morale individuelle). La morale sociale comprend une composante éthique visant à identifier les mœurs orientées vers le Bien. B. La délimitation 114. Le droit et la morale comprennent tous deux un ensemble de règles régissant le comportement des individus. 115. Toutefois, la morale n’a pas pour but de réaliser un idéal de Justice (N 43 ss) dans les rapports extérieurs sociaux, mais d’obtenir un comportement individuel conforme aux exigences du Bien157. La morale est une règle de perfectionnement des consciences intérieures158. Il lui manque donc les trois caractéristiques suivantes des règles de droit : 116. 1° A moins d’être intégrée dans un autre système, notamment religieux, la morale n’est pas édictée par une autorité officielle (comp. N 19 ss). Elle a son fondement dans la conscience individuelle. 117. 2° Sous la même réserve, la violation des règles morales ne fait pas l’objet d’une sanction organisée par une autorité déterminée (comp. N 23 ss). Elle est tout au plus inconsciente et personnelle ; elle se traduira par exemple par des remords ou une mauvaise conscience159. 118. 3° La morale n’a pas pour but de régler les relations sociales extérieures (comp. N 10 ss). Elle a avant tout un caractère individuel et intérieur, même si les règles morales influencent aussi les rapports de l’individu avec la société160. C. Les rapports avec le droit 119. Droit et morale sont parfois déconnectés. D’une part, il existe certes des secteurs du droit totalement ou largement dépourvus de composante morale (p.ex. les règles de circulation, les règles d’organisation de l’État)161. D’autre part, certaines règles morales n’ont aucun rapport avec le droit (p.ex. les règles touchant le comportement individuel sans incidence sur les tiers, comme le fait de suivre certains principes alimentaires). Un comportement conforme à la morale individuelle peut même parfois constituer une violation du droit. 155 Message relatif à l’initiative populaire « Oui à l’interdiction de se dissimuler le visage » et au contre-projet indirect (loi fédérale sur la dissimulation du visage) du 15 mars 2019, FF 2019 2895 ss, p. 2896. 156 AUBERT/SAVAUX, N 13 et 16 ; TERRÉ/MOLFESSIS, N 60. 157 SCHLUEP, N 73 ; REHBINDER, p. 24. 158 AUBERT/SAVAUX, N 10. 159 SCHLUEP, N 76. 160 AUBERT/SAVAUX, N 13. 161 PESCATORE, N 305. Exemple : En dépit d’une protection juridique toujours plus importante, les lanceurs d’alerte (whistleblowers), soit les personnes qui dénoncent des agissements illicites commis par leur employeur, agissent conformément à leur morale, mais s’exposent parfois à des sanctions juridiques, comme un licenciement, des dommages et intérêts ou une condamnation pénale. 120. Il demeure toutefois un large champ commun entre morale et droit, celui qui concerne le comportement de l’individu dans ses relations sociales. 121. D’une part, la morale influence le droit de manière fondamentale. Le droit suisse est marqué par la morale chrétienne. Exemples : La responsabilité pénale (art. 19 CP) et la responsabilité extracontractuelle (art. 41 ss CO) reposent sur le concept de faute. Sans ce « manquement de la volonté » par rapport à un devoir imposé par l’ordre juridique, un acte illicite dommageable n’est en principe pas sanctionné. En effet, la sanction n’est justifiée que si un reproche peut être formulé à l’encontre de l’auteur ; il faut donc d’une certaine manière une justification morale à la responsabilité. Le principe de la bonne foi a une composante morale, car il s’appuie sur des valeurs d’honnêteté, de loyauté et de correction qui sont des principes fondamentaux dans tous les domaines du droit suisse. En droit privé, l’art. 2 al. 1 CC dispose que chacun est tenu d’exercer ses droits et d’exécuter ses obligations selon les règles de la bonne foi dite objective. Ces règles commandent à toute partie à une relation juridique d’être fidèle à sa parole afin que l’autre partie puisse s’y fier et agir en conséquence162. En droit public, le principe de la bonne foi est notamment consacré à l’art. 5 al. 3 Cst. féd. Il implique notamment que les personnes administrées peuvent se fier, à certaines conditions, aux renseignements, même incorrects, donnés par l’autorité163. Cependant, un comportement conforme à la bonne foi est également attendu des personnes administrées : une autorité peut ainsi révoquer une décision administrative (p.ex. une autorisation de construire) si des déclarations inexactes de la personne administrée l’ont induite en erreur164. En droit pénal, le principe de la bonne foi est ancré à l’art. 3 al. 2 let. a CPP. D’autres dispositions le concrétisent ou en découlent, p.ex. l’interdiction faite à un agent infiltré d’encourager ou d’inciter un tiers à commettre des infractions (« agent provocateur » ; art. 293 al. 1 et 2 CPP)165. 122. D’autre part, le droit influence également, mais de manière moindre, la morale. L’État peut certes tenter de renforcer ou de corriger les préceptes moraux par des règles juridiques. Toutefois, la tendance libérale et individualiste de nos ordres juridiques y est peu favorable. Exemple : L’initiative populaire « multinationales responsables – pour protéger l’être humain et l’environnement »166 visait à créer un cadre juridique favorisant le respect des droits humains et la protection de l’environnement dans les grands groupes de sociétés. Elle présentait ainsi une composante morale. Cette initiative a été rejetée en votation populaire le 29 novembre 2020167. 123. Le droit peut parfois exprimer une norme morale minimale168. Exemple : Les règles relatives à l’indignité en droit des successions (art. 540 CC) reposent sur des considérations morales, mais n’interviennent que lorsque la personne héritière a commis des actes d’une certaine gravité, notamment si elle a donné la mort ou tenté de donner la mort à la personne défunte. 162 CR CC I-CHAPPUIS, art. 2 N 4 ; DESCHENAUX, p. 137. 163 ATF 116 Ib 185 consid. 3c, JdT 1992 I 420. 164 ATF 93 I 390 consid. 2. 165 BSK StPO/JStPO-THOMMEN, art. 3 CPP N 57. 166 FF 2017 6043. 167 FF 2021 891. 168 PESCATORE, N 305, qui parle d’une morale du minimum. La notion de droit 51 Chapitre 4 Les distinctions 124. Ce chapitre est l’occasion d’effectuer quelques distinctions, en mettant en évidence les critères permettant de différencier le droit objectif des droits subjectifs (4.1 ; N 125 ss), le droit dispositif et le droit impératif (4.2 ; N 144 ss), le droit matériel et le droit formel (4.3 ; N 149 ss), le droit de fond et le droit des conflits de lois (4.4 ; N 155 ss), le droit national et le droit international (4.5 ; N 160 ss), le droit positif et le droit naturel (4.5 ; N 163 s.), ainsi que le droit privé et le droit public (4.7 ; N 166 ; ég. N. 417 ss). 4.1 Le droit objectif et les droits subjectifs A. La distinction 125. En français, le terme « droit » englobe aussi bien la notion de droit objectif que celle de droit subjectif. 126. Le droit objectif (objektives Recht ; diritto oggettivo) désigne l’ensemble des règles de droit qui s’appliquent dans un système juridique169. Ce terme est donc synonyme de ce que nous avons qualifié de règles de droit jusqu’ici : l’ensemble des règles édictées ou reconnues par un organe officiel, qui régissent l’organisation et le déroulement de l’ensemble des relations sociales et dont le respect est en principe assuré par des moyens de contrainte organisés (N 40). On emploie aussi les synonymes suivants : la loi, l’ordre juridique (en allemand : Rechtsordnung ; en italien : ordinamento giuridico ; en anglais : law). Exemple : Au sens objectif, on parle du « droit » suisse, des études de « droit ». On a l’habitude de regrouper ces règles selon le domaine qu’elles concernent (p.ex. le droit des personnes, le droit des successions, le droit des obligations… ; cf. N 470 ss). 127. Le droit subjectif (subjektives Recht ; diritto soggettivo) désigne la faculté ou la prérogative appartenant à un sujet de droit de faire, d’exiger ou d’interdire quelque chose en vertu d’une règle de droit objectif170. Il s’agit de la position juridiquement protégée ou de l’intérêt juridiquement protégé d’un individu171. On utilise l’expression « un droit » (en allemand : ein [et non das] Recht ; en italien : un diritto ; en anglais : right) Exemple : Au sens subjectif, on parle d’un « droit » de propriété, d’un « droit » de passage. 128. Les droits subjectifs permettent d’assurer l’efficacité du droit objectif. Leurs titulaires peuvent imposer le respect de leurs prérogatives et faire appel à la contrainte étatique en cas de violation. Ainsi, en exerçant leurs droits subjectifs, les sujets de droit garantissent la fixation et la mise en œuvre du droit objectif172. Cela dit, les règles de droit objectif n’octroient pas toutes des droits subjectifs. En guise d’illustration, il suffit de penser aux règles relatives à l’organisation des autorités173. B. Les types de droits subjectifs 129. En droit privé, les droits subjectifs peuvent être divisés en droits absolus (absolute Rechte ; diritti assoluti) et relatifs (relative Rechte ; diritti relativi). Le critère de distinction entre ces deux sous- catégories réside dans le cercle de personnes envers lesquelles le titulaire du droit peut faire valoir ce dernier. 130.